Depuis la création de miramar en janvier dernier, avez-vous opéré des déplacements, des transformations sur la pièce ? Le souci de composition, sans doute, nécessite de fixer certains éléments, mais est-ce que vous intervenez néanmoins sur la performance des interprètes, voire sur la structure ?
La pièce est extrêmement écrite et la partition est très précise, donc presque rien n’est improvisé. Mais au fur et à mesure des confrontations de la pièce avec le public et de ses représentations dans des espaces différents, il a fallu utiliser la clef à molette pour resserrer certaines choses. Il m’importe aussi de rester en capacité d’observation de ce qui pourrait apparaître, comme de nouvelles modalités de tension ou d’attention entre les corps. Cela fait que quelque chose se module tout en respectant la partition.
Ces modulations sont le fruit de mes interventions, qui restent peu nombreuses, mais surtout de celles des danseur·euse·s : ils sont aussi les garants de la chorégraphie et la pièce leur appartient. J’ai rarement été autant troublé par un groupe, leur attention pour ce qui se passe est extrême. Je suis bouleversé par la façon dont ils sont ensemble dans cette forme. Il y a donc des petits ajustements qui maintiennent le cadre tout en laissant une liberté d’interprétation à l’intérieur. Parfois, la relation peut prendre le dessus sur la forme. La forme permet de maintenir quelque chose de structurel, mais l’interprétation qu’ils proposent, à la fois seuls et ensemble, fait que certains ajustements m'apparaissent : je les consigne, m’y attache et les réinvestis dans la pièce. La forme, la temporalité, la danse ne changent pas. Pourtant, il y a tellement d’invisible et de projections dans la pièce que demeurent des espaces à rouvrir. C’est un dialogue qui s’inscrit entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas.
miramar (création 2022) est presque entièrement jouée de dos, c’est un choix d’une cohérence radicale qui entre en résonance avec les chorégraphies sculptées par le son et la lumière. Est-ce un pari qu’il vous a été difficile de tenir ? Comment les spectateur·rice·s ont-iels reçu cette proposition ?
Grâce à cette équipe, j’ai pu avancer vers quelque chose d’encore plus compositionnel, vers une puissance du mouvement. On s’est offert une confiance qui a permis une certaine radicalité, que je ne me serais peut-être pas autorisée il y a quelques années. La rencontre avec ces danseur·euse·s m’a permis de me connecter avec mes intuitions, plus qu’avec une pensée ou des idées. Je crois que c’est l’une de mes pièces qui met le plus à l’œuvre la question de l’invisible. Initialement, il y avait beaucoup de décors, beaucoup de costumes, mais je n’ai gardé que la danse et les rapports entre les corps. Quelque chose s’est mis en sourdine, pour laisser advenir des observations, des projections plus fortes. Grâce à l’attention extrême que les danseur·euse·s se portent, des modalités de relation, des formes de récits apparaissent par l’entremise de la structure très abstraite. J’avais le désir d’un point de fuite commun, que les spectateur·rice·s et les danseur·euse·s regardent dans la même direction. Le visage des interprètes est très peu offert, mais dès qu’il apparaît c’est comme un rayonnement. Ce n’est donc pas un face à face, mais une énergie qui traverse tout le monde. On n’est alors pas seulement là pour assister à un objet scénique qui se construit, mais aussi dans l’attente que quelque chose d’autre advienne. Finalement, il me semble que les spectateur·rice·s reçoivent cette pièce de façon assez unanime, même s’il y a des projections différentes. Je sens que cette plongée dans l’inconnu que miramar appelle, ce trou noir qui absorbe tout, peut inquiéter, bouleverser. La musique est extrêmement tellurique, répétitive, pas du tout intellectuelle au sens où sa réception est similaire à une succession de vagues que l’on reçoit physiquement ; de même, la lumière robotisée est habitée d’un mouvement constant. Cela s’éprouve comme une traversée, c’est une expérience à la fois sensorielle et méditative qui demande une forme de lâcher-prise. Une couche d’inconnu peut alors prendre le dessus. C’est une contemplation tourmentée jusque dans la matière, un calme et une tempête qui tentent de cohabiter.
Quels sont les questions, les désirs que cette création vous lègue ? Allez-vous poursuivre cette recherche sur les lieux où se joue la vie humaine ?
J’ai encore besoin de faire l’expérience, en tant que spectateur, de en son lieu (création 2020) et de miramar pour savoir de quoi sera fait le prochain opus. Mais je dirais que cela ouvre une autre perspective. Même si je me projette dans une création pour la saison 2024/2025, j’éprouve à ce jour la nécessité de travailler hors pièce. L’année prochaine, je voudrais la consacrer à faire des expériences : j’ai besoin d’analyser, d’observer et de re-convoquer ma palette d’outils avant même de la projeter dans un projet. Je souhaite comprendre où en sont mon regard, mon écoute, ma compréhension de certains agencements physiques, d’expérimenter des espaces. Il y aura six temps de travail, où je me laisse la possibilité d’inviter quelqu’un, d’être en dialogue avec les pratiques pour elles-mêmes. Il s’agira de plonger dans des processus, d’ouvrir par le faire des pistes de recherches et non pas par de la prise d’informations, des lectures.
J’ai besoin d’aller chercher dans le détail du geste, de l’appréciation spatiale, de l’écoute ou du regard pour le nommer. C’est aussi une manière d’être dans un autre rapport au travail : comme un laboratoire où l’on prend une question que l’on aborde à deux. On ne pratique pas seulement son métier de chorégraphe dans les temps de création, il faut savoir aussi retailler ses crayons, et questionner sa pratique.
Comment avez-vous pensé la programmation pour l’année à venir ?
Quels sont les traits d’union, mais peut-être aussi les changements, qui la rapprochent et la distinguent de la saison passée ?
Nous conservons les modalités de partage au public, qu’il s’agisse des Par/ICI:, des processus de créations partagées, des pratiques ou encore des expositions. Je crois que la façon dont on a modélisé cela est assez juste. Demeurent aussi des questions, comme celle de la place du récit ou de la musicalité. Comment continuer, par des biais autres, à réfléchir sur ces pistes ? Qu’est-ce que l’on entend par « musicalité », « fiction » ou « chorégraphie » ? Ce sont des questions importantes que l’on se pose sans cesse avec l’équipe. Il y a des projets encore trop peu visibles et qui me paraissent nécessaires d’accueillir. Il y a également des géographies de pratiques qui se dessinent, que cela soit par exemple avec Soa Ratsifandrihana, Rémy Héritier ou Katerina Andreou. Elles permettent l’émergence de formes qui ne succombent pas à la sur-présence du sujet. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la question du sujet vient prendre parfois le dessus sur la question compositionnelle. Or, les sujets m’intéressent à condition qu’ils portent en eux et fassent jaillir des formes structurelles. J’aime la composition avant tout, j’aime voir comment les modalités d’agencement sont à l’œuvre, comment les artistes prennent à bras le corps de nouveaux dispositifs. Plutôt que d’avoir un sujet qui écrase tout, je préfère voir apparaître les sujets par la composition, faire affleurer de vraies écritures. Il y a peut-être aujourd’hui une perte de projections et de récits communs… Il reste nécessaire d’entendre le bruit du monde tout en étant vigilant à ne pas s’y soumettre aveuglément. Dans mon propre travail, je porte des sujets, des récits sous-jacents qui me meuvent et me tiennent en éveil. Mais je sens que lorsqu’un sujet prend le dessus, je peux être pieds et poings liés : les dérapages, les pas de côtés sont empêchés ; les problèmes compositionnels, vibratoires, les frictions ne sont plus apparents. Je ne pense pas qu’il faille être absolument « hors sujet », mais il faut être attentif face aux formes de consensus ou d’injonctions qui pourraient étouffer l’acte poétique. J’aime être pris par des choses plus grandes que moi, ne pas appartenir à des courants. Avec ICI—CCN, j’essaye de trouver un équilibre au fil des saisons sans souscrire à une famille esthétique ou à un régime d’adresse préétabli. Il m’importe de garder une porosité entre les formes, et c’est grâce à la diversité des spectacles, des artistes invité·e·s en résidence et à la multiplicité de nos actions que des chemins communs apparaissent. L’agencement de composition ou d’écriture reste le terrain possible pour être ensemble.
— propos recueillis par Noëmie Charrié, juin 2022