Ce qui m’importe le plus aujourd’hui c’est moins d’inventer que d’entretenir.
— Vous êtes aujourd’hui à l’aube de votre troisième mandat, comment tournez-vous votre regard vers l’avenir ?
Je suis fier du projet que l’on a réussi
à mettre en place, et à déployer. On
a toujours envie de faire des choses
nouvelles, la plupart du temps parce
qu’on est pris dans la spirale de croyance en la nouveauté, mais ce qui m’importe le plus aujourd’hui c’est moins d’inventer que d’entretenir. Je pense avoir en réalité
changé de paradigme : c’est en cultivant, en entretenant que des choses peuvent s’inventer. Il y a une relation très forte entre habiter et entretenir, et c’est à partir de là que des questions de prospective
peuvent apparaître.
— Diriez-vous que votre engagement à la direction d’ICI—CCN a déplacé votre approche en tant que créateur et, réciproquement, que votre travail de création a impulsé une certaine manière de le diriger ?
Oui, je pense que c’est d’ailleurs là tout l’intérêt de permettre à un artiste de diriger une institution. Je considère que le projet que je mène pour ICI—CCN est vraiment un processus similaire à celui d’un processus de création. On fait des
hypothèses, on les met à l’œuvre et on voit quelles sont leurs puissances, leurs capacités à se développer à travers la forme qu’elles peuvent prendre et le contenu dont elles dérivent. Je me sens depuis bientôt sept ans « en création », même si en effet il y a un cahier des charges et des missions, mais je les considère plutôt comme une feuille de route. La façon de se promener et
de trouver le paysage adéquat à cette dernière, c’est pour moi véritablement un enjeu de processus. À l’inverse, il y a
des modalités qui ont changé dans ma façon de travailler, d’abord parce que je crée beaucoup plus souvent dans un endroit précis et non pas constamment en déplacement. Il y a une autre concentration du travail, une intensité qui n’est pas diluée par la mobilité permanente. Comme les
changements perpétuels d’espaces sont voraces en énergie, je peux dire que j’ai à présent la chance de pouvoir rassembler tout le travail de création dans un lieu spécifique. Un lieu qui est constamment traversé par d’autres artistes. Du coup, et c’est quelque chose qui m’importe
beaucoup, je me sens beaucoup moins isolé. J’ai accès en permanence à d’autres travaux, des personnes ont accès à mon
travail, ce qui dédramatise le rapport extrêmement solitaire qui peut apparaître dans l’acte de création. C’est un rapport
auquel je tiens beaucoup, mais à présent je trouve une autre forme de porosité, qui accompagne et se met à l’écoute d’une réalité environnante.
— Parmi les hypothèses esquissées
ces dernières années pour le projet
d’ICI—CCN, quelles sont celles que vous souhaiteriez voir s’amplifier ?
Il y a deux axes primordiaux qui me
sont très chers et qui m’ont initialement conduit à postuler auprès d’un centre chorégraphique. C’est d’abord l’accompagnement des artistes, et ce à plusieurs niveaux : programmatique, dans
le cadre de résidences ou de manière parfois plus informelle, que ce soit sur le territoire de la métropole, comme à l’échelle nationale, voire internationale. En
outre, depuis 2017, grâce à la confiance renouvelée des tutelles, on a réussi via le master exerce et la sollicitation de divers partenariats à insérer professionnellement
dix jeunes artistes, qui vivent et travaillent maintenant à partir de Montpellier. C’est un signe assez fort, car on pense très souvent que les jeunes artistes qui viennent
se former ici s’en vont nécessairement par la suite. Or, grâce à la façon dont on a travaillé avec eux et aux rencontres que
nous avons provoquées, il y a aujourd’hui une nouvelle vague de jeunes artistes du champ chorégraphique installés à Montpellier. Le CCN participe ainsi à la multiplicité d’un paysage chorégraphique sur le territoire. Ensuite, je tiens à entretenir tout ce qu’on a développé dans la relation au public. Tout ce qui est fabriqué au CCN aura, quoiqu’il arrive, une résonnance publique. Cette alternance ou balance entre ce qui est de l’ordre de l’invisible, du studio, du caché, du processus et la recherche des modalités de partage de ce « non visible » m’importe
beaucoup. C’est vraiment vital dans une institution, particulièrement de service public. Ces deux orientations restent le fer de lance du projet, avec toujours la volonté de favoriser une relation très étroite entre la question de l’œuvre, du processus et de la pratique. Cela permet en effet d’avoir trois modalités d’invitation pour les artistes, mais aussi trois modalités d’être public et usager du centre chorégraphique, c’est-à-dire d’avoir la possibilité de rencontrer une œuvre, d’être témoin d’un processus et puis de pouvoir aussi pratiquer. Il s’agit toujours de rechercher quelles sont les manifestations du chorégraphique, par quoi elles peuvent jaillir. Dans les années à venir, une attention particulière sera ainsi accordée au rapport entre le geste artistique et le geste artisanal, mais aussi à la place du récit dans le champ chorégraphique et à l’élasticité entre la communauté et l’individu. Des questions qui seront notamment portées à bras le corps par les collectifs et nombreuses présences féminines invités pour la saison
21-22. On sait que la danse est l’un des terrains d’élection du chorégraphique, mais il n’est pas le seul : il y a des formes de savoirs, de pratiques qui contiennent un
déploiement du chorégraphique. C’est ce questionnement que l’on partage avec les artistes, le public et bien sûr avec l’équipe du CCN. Je continue à faire le vœu que
ce projet ne devienne pas une affirmation, mais reste une question.