Présentation — Saison 9

Entretien avec Christian Rizzo

— Après votre résidence en Grèce, vous êtes actuellement invité à Taïwan où vous nourrissez depuis plusieurs années un dialogue avec la scène chorégraphique taïwanaise. Observer de l’étranger vous inspire-t-il de nouvelles manières de faire ? Des perspectives pour les créations à venir ? 
Taïwan est un catalyseur extrêmement fort depuis des années, la Grèce le deviendra peut-être. Je crois que le fait d’être loin, d’être ailleurs, développe chez moi une certaine acuité, un régime d’attention sans doute un peu plus précis. Étant submergé par les informations, les choix esthétiques, émotionnels, les choix de mouvement ou de temporalités se font d’eux-mêmes. Je regarde les mêmes choses avec plus d’attention. Tous mes sens sont en éveil, au maximum de leurs capacités. Lorsque je suis en Grèce ou à Taïwan, je fais face à des endroits que je reconnais intuitivement. C’est une expérience qui me trouble beaucoup, ce rapport, cette impression simultanée de familiarité et d’étrangeté. C’est comme si je me découvrais chez moi à mesure que je perçois de l’inconnu. C’est par l’ailleurs que je peux formuler l’« ici ».

— La création de « à l’ombre d’un vaste détail (hors tempête) » s’annonce en 2025. À quelle étape du processus de création en êtes-vous ? Y a-t-il déjà des matériaux que vous avez récoltés et/ou que vous souhaitez explorer en vue de vos prochaines pièces ? 
À ce jour, il n’y a pas encore de matériaux définis même si je travaille déjà à la conception de la scénographie, mais je sens que la présence de la main sera importante. Cela gravite autour des activités manuelles qui touchent à la matière, mais pas uniquement. J’observe beaucoup les gestes manuels : ils s’apparentent à des actes définitifs qui inscrivent quelque chose dans de la matière ou dans du vide potentialisé. Mais ils peuvent aussi être perçus comme des actions motrices qui ne finissent rien : des actions qui ouvrent, embrayent ou déclenchent des processus. C’est ce « geste starter » qui contient, à mes yeux, les enjeux de la main. C’est peut-être cela que je suis en train de collecter ou, en tout cas, d’observer avec beaucoup d’attention. La création de à l’ombre d’un vaste détail (hors tempête) étant prévue fin 2025, je suis dans une temporalité assez distendue. Mais je sais que cette pièce ouvrira un autre chapitre sur l’invisible. Je suis à la fois dedans et dehors, comme souvent lorsque je ne suis pas en prise directe avec le réel du travail de la danse. Pourtant l’œil et l’oreille sont très attentifs, une distribution se profile... Je suis d’ores et déjà aux aguets de certains sons, de certains gestes du quotidien liés à l’artisanat, à la création. Des gestes qui, en se rapprochant, forment une sorte de quotidien créatif. À propos de fabrication, comment avez-vous construit la saison prochaine ? Allez-vous poursuivre votre investigation des liens entre les gestes artistiques et les gestes artisanaux ? Le questionnement de la place du récit dans le champ chorégraphique ? Je dirais qu’il y a une attention portée de manière plus accrue aux systèmes de composition plutôt qu’aux sujets. Récemment, j’ai entendu à la radio une phrase d’Annie Ernaux qui m’a particulièrement frappé. C’est exactement l’épigraphe que je cherchais pour présenter l’esprit de cette saison ! Cela résume, d’une part, la manière dont je peux entendre le travail et, d’autre part, la construction de la saison. Ces quelques mots soulignent l’enjeu des systèmes de composition plus que la primauté des sujets. En ce qui concerne la place du récit, il y aura bien sûr une continuité la saison prochaine autour des questionnements qui ont inauguré mon troisième mandat. Ces questions sont à la fois des points de démarrage et d’arrivée. Elles forment un maillage de désirs grâce auxquels je compose une programmation, comme un portrait de soi en creux. Les enjeux de récit, de paysage, de composition me mettent en écriture, dans la mesure où ils placent le corps au centre de l’attention. 

— Y a-t-il un fil rouge qui relie la programmation à votre propre démarche ? Des résonances entre les artistes qui seront accueilli·e·s et la création qui se fait au jour le jour entre les murs du CCN ? 
J’ai envie de partager une programmation qui rende compte de l’éclectisme des formes d’écritures contemporaines, que ce soit avec la présence des deux artistes associées Nadia Beugré et Vania Vaneau, par l’accueil de jeunes artistes qui viennent 11 au CCN pour la toute première fois, comme Hubert Crabières ou Milø Slayers, mais aussi par la présentation d’artistes qui ont traversé le master exerce, comme Julia B. Laperrière, Mariana Viana ou Anat Bosak. Depuis le début de ce mandat, il y a un verbe qui oriente le projet du centre chorégraphique : « entretenir ». C’est une question qui est toujours au travail : comment entretenir des relations avec l’extérieur ? Comment entretenir des liens avec des œuvres, des interprètes, des chorégraphes, des publics ? Partager le travail des artistes, c’est aussi partager des processus et accompagner des parcours. C’est pour moi tout le sens et la puissance d’une institution comme le CCN, et je le dis avec d’autant plus de conviction que cela me permet aussi de revenir sur ma propre histoire, de l’entretenir. Je suis très heureux de la reprise d’un solo que j’ai écrit il y a douze ans pour Kerem Gelebek, repris à Hong-Kong et de nouveau visible à Montpellier, au Théâtre Jean Vilar, durant la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée. Par ailleurs, je relance une aventure ancienne en reprenant la pièce avec laquelle je suis arrivé au CCN : d’après une histoire vraie. Qu’il s’agisse du solo pour Kerem Gelebek, sakınan göze çöp batar (c’est l’oeil que tu protèges qui sera perforé), de d’après une histoire vraie (création 2013) ou de je vais t’écrire. (création 2023), il est toujours question de continuité, de fidélité vis-à-vis des interprètes. Si la question de la mémoire est nécessaire, ce n’est pas tant pour glorifier un patrimoine que pour éviter de tomber dans l’amnésie généralisée, qui me semble prendre de plus en plus d’ampleur aujourd’hui. Le flux constant dans lequel nous sommes pris favorise l’oubli : cela peut parfois avoir des effets bénéfiques, car cela fait de la place. Mais, pour moi qui suis tellement attaché au présent, il me semble nécessaire de préserver un lieu de projection pour l’avenir et donc de ne pas être hors sol, hors histoire. On sait que notre travail s’inscrit dans la mémoire : il n’y a pas d’autre support que celui-là. La danse est dans la mémoire de celleux qui la font et de celleux qui l’observent. À mes yeux, on ne travaille qu’avec cela. C’est une question importante, je crois. C’est pourquoi j’ai le goût de revenir sur certaines choses : par le remontage de mes pièces, mais aussi par l’invitation d’artistes qui ont déjà traversé le projet du CCN. Je préfère donner à voir et à comprendre des parcours, plutôt que des objets performatifs esseulés. 

— L’ouverture au monde est inscrite, depuis le début de votre mandat, dans le projet de direction du CCN de Montpellier Occitanie qui est, depuis lors, précédé du sigle « ICI » pour « institut chorégraphique international ». De quelle manière cette ouverture a-t-elle orienté l’accompagnement des artistes et le partage de la création au public ? Quel serait son legs pour le futur ? 
Je ne peux penser l’ouverture au monde autrement que par des territoires dont les frontières sont à la fois floues et en mouvement. C’est une donnée primordiale dans la construction des saisons les unes après les autres : car le flou, le mouvement, créent de la porosité. Il ne s’agit pas juste d’aller vers le monde, mais de l’accueillir. J’ai donc tenté de réunir les conditions pour déployer, favoriser cet accueil. À mon arrivée au CCN, j’ai compris que tout son projet tenait dans sa porte d’entrée et de sortie : il y a un double mouvement du lieu vers l’extérieur et de l’extérieur vers le lieu. Tout en sachant que le lieu, comme le projet, est toujours mouvant : il se constitue au fur et à mesure, il s’alimente de tous les quotidiens. C’est par-là 12 même qu’une institution est vivante : elle doit toujours être en mouvement. Je me réjouis d’ouvrir le centre chorégraphique à des pratiques autres. L’invitation faite à Hubert Crabières va dans ce sens : c’est un photographe qui évolue dans le milieu de la mode tout en portant un regard critique. Sa démarche m’intéresse beaucoup, car il cherche à constituer des communautés, à réinvestir certains enjeux de la mode qui – selon moi – peut avoir tendance à rétrécir l’imaginaire du corps. Tous·tes les artistes invité·e·s au CCN participent à l’activation de la question suivante : où se loge le chorégraphique ? C’est une interrogation qui nourrit ma pratique, comme le projet du centre chorégraphique. Un CCN que j’imagine comme un port qui accueille et qui émet en même temps, comme une zone de suspension d’un flux qui permet de rassembler, dans une temporalité autre, de faire des pauses. Dès le départ, je souhaitais que le CCN soit une académie expérimentale et un caravansérail, qu’il vive du croisement des expériences. Je crois bien que cela continue d’avoir lieu. 

— Propos recueillis par Noëmie Charrié, juin 2023