Stéphanie Pichon / Christian Rizzo
Christian Rizzo, chorégraphe à la tête d'ICI—CCN Montpellier depuis 2015, a d’abord touché au punk-rock, aux arts plastiques et au stylisme avant de tomber en danse, en interprète autodidacte. En 25 ans, sa pratique multiforme, nourrie au clubbing depuis l’adolescence, a généré une œuvre à part dans le paysage chorégraphique français.
Dans les années 80 vous suivez une formation d’arts plastiques à la villa Arson de Nice, avant de quitter très vite ce milieu, dont vous dites qu’il ne vous convenait pas. Pour quelles raisons ?
Quand j’ai compris le marché de l’art, j’ai eu très peur. J’étais trop jeune, je trouvais que c’était un milieu très fermé sur lui-même. Alors j’ai plongé dans le clubbing. J’y ai trouvé ce qui m’intéressait le plus : être dedans et dehors en même temps, ne pas savoir qui conduit la baraque, les changements musicaux, les performers nocturnes... En soirée, il y avait un rapport à une multitude de choses, et pour moi, c’était des œuvres multimédia... C’est là que j’ai confirmé ce goût du "multi quelque chose".
Votre création artistique chorégraphique s’est toujours nourrie de frottements avec d’autres arts. Pouvez-vous définir ce que ces porosités apportent à votre travail ?
Je ne pourrais pas dire que j’ai une pratique qui s’est nourrie d’autres pratiques. C’est plutôt un conglomérat de pratiques qui a fait naître la mienne. Je n’ai pas eu de spécialité, ni dans mes études, ni dans ma façon d’avancer. J’essayais plutôt de trouver comment tout ce que j’aimais pouvait se combiner pour ouvrir un espace de création. Quand j’ai commencé à produire des formes, qui à la base étaient plutôt dans le champ des arts plastiques, de la mode et du rock, ces trois choses là se sont combinées. C’est parti d’une chose confuse et, petit à petit, ça a commencé à s’aiguiser. Le dernier champ que j’ai rencontré, c’est celui de la danse.
Comment, à partir de ces formes initiales, la danse s’est-elle déployée ?
Quand j’ai rencontré la danse, je me suis retrouvé à travailler tout de suite en tant qu’interprète. Ce qui m’a beaucoup étonné et plu, c’est qu’il y avait dans le projet une combinatoire de musiciens, de scène, de scénographie, de costume et de mouvement. Mais travailler uniquement sur des questions de mouvement ne me suffisait pas. Je ne peux concevoir le mouvement comme une chose déconnectée de l’espace. Très vite, j’ai eu envie de faire mes propres projets, en ré-ouvrant mon sac à dos... J’ai donc commencé par une frustration. Avec l’envie de déplacer le champ chorégraphique vers les désirs qui étaient les miens – des désirs d’espace –, et intégrer cette question de l’espace avec un mouvement qui viendrait de l’intérieur, dans un dialogue constant.
Est-ce que cette obsession du rapport entre espace et mouvement est toujours présente aujourd’hui ?
Dans ce mélange d’inconscience et de joie extrême à tout tester, j’ai posé des fondations sur lesquelles je repose encore, même si elles se sont déployées. Étonnamment, avoir traversé le champ chorégraphique m’a redonné goût à l’expérience plastique que j’avais délaissée. J’ai eu de nouveau envie d’avoir une production de formes dont le corps serait le centre mais peut-être pas l’incarnation en direct, avec une question centrale : à qui appartient le mouvement ? Je trouvais impensable que le mouvement appartienne seulement au corps. Il devait être partagé avec tous les autres éléments qui me donnent envie de produire une forme, c’est-à-dire la lumière, le son, l’espace... Très vite j’ai été à l’extérieur de mes projets, à la manière d’un spectateur, avec l’idée d’un volume de mouvements acceptables, dans mon œil et dans mes sensations physiques, qu’il fallait distribuer entre les différents médiums. Mon travail pourrait se résumer à cette question du partage de mouvements, de la dilatation et de la compression de cette masse.
La question du texte, de la littérature, s’est-elle posée dans cette construction chorégraphique ?
J’ai un amour dingue pour la littérature mais je n’arrive pas à l’arracher à quelque chose qui demeure très solitaire. Il m’est arrivé d’avoir des mots dans mes pièces, des listes, des chansons juste dites dont on avait retiré la musicalité. Cela peut faire penser à un sous-titrage qui ne collerait pas à l’action et qui ouvre une voix dans l’image globale. J’ai besoin de quelque chose qui ouvre une faille, une percée, de l’ordre de la perspective et de la construction de plans. C’est là que se joue cette question de multimédia, terme que je préfère à multidisciplinaire, à l’endroit de ce qu’on appelle "des techniques mixtes". Pour moi, chaque médium a son autonomie, l’un ne peut pas se dissoudre dans l’autre. Ce maillage doit à la fois tenter une partition globale et respecter la temporalité de chaque médium.
Vous dirigez ICI (Institut Chorégraphique International) — CCN de Montpellier, comment s’y développe cette partition multimédia ?
Le projet ICI c’est une question : où est-ce que se loge le chorégraphique pour moi, pour nous, aujourd’hui ? J’aime cet enjeu comme un adjectif et considérer qu’il y a du cinéma chorégraphique, une musique chorégraphique, de la pensée chorégraphique, etc... C’est à la fois un lieu de résidence, de monstration de travail, et de formation avec le master exerce. J’ai aussi ouvert une galerie pour des expositions qui prolongent les questions qu’on se pose dans la saison. Il y a une image que j’aime beaucoup, c’est celle de la pieuvre avec ses neuf cerveaux : un central et un par patte. Ils communiquent ensemble et à tout moment n’importe quel cerveau peut prendre le dessus pour que les autres se reposent. C’est un peu ça la transdisciplinarité : neuf cerveaux qui dialoguent et, à tout moment, l’un peut être considéré comme le moteur. Cela ne veut pas dire que les autres abandonnent. C’est un plus un mix, comme un mixage musical.
— Commande de la Manufacture CDCN Bordeaux Nouvelle-Aquitaine - 15 novembre 2017