Smaranda Olcèse-Trifan / Christian Rizzo

— Entretien réalisé par Smaranda Olcèse-Trifan (mai/juin 2019)

Au terme d’un premier mandat à la direction d’ICI—CCN et alors que les partenaires institutionnels vous ont renouvelé leur confiance pour un deuxième mandat, quel état des lieux feriez-vous de ces quatre premières années ?
L’enjeu de ce premier mandat était de poser les fondations d’un nouveau projet pour le CCN. Il fallait prendre un temps d’appropriation et de translation, passer des logiques de la compagnie aux logiques de l’institution. Il s’agissait de prendre conscience des réalités du CCN, de comprendre son inscription sur le territoire et son écosystème d’implantation. Par ailleurs, j’arrivais avec un projet de terrain. Il était donc nécessaire de saisir ces réalités avant de proposer, tester, déposer des gestes pour pouvoir ensuite les pérenniser. Je sens que le CCN est désormais bien repéré pour le travail qui y est mené, c’est un bon levier pour oeuvrer dans la continuité de cette dynamique. Mon ambition première était de rendre le CCN le plus accessible possible, de l’ouvrir au maximum. Je m’amusais à dire que le grand projet du CCN était sa porte ! Je suis extrêmement heureux de voir que cette porte est très souvent franchie, pour les ateliers, les pratiques amateurs, la programmation, les expositions... J’avais le désir d’un CCN où le public puisse être à la fois spectateur et acteur, en contact avec des propositions de travaux en cours, témoin de processus de création. Tout cela est désormais à l’oeuvre. Je me réjouis de constater la multiplicité des publics, le mélange générationnel. La présence massive de la jeunesse est signe de notre réussite à dédramatiser l’aspect a priori élitiste d’un lieu d’art contemporain. ICI reste un espace de création avec tous ses endroits invisibles, avec des temporalités propices à la recherche, mais je veille à ce qu’il y ait une part de visibilité de tout ce qui est à l’oeuvre. La question du partage des pratiques et des savoirs est vraiment au travail ICI. Quant à cette approche du chorégraphique que je souhaitais la plus large, elle commence à s’inscrire dans le paysage montpelliérain à travers cette présence artistique multiple au quotidien. Artistes, étudiants, intervenants, nous produisons et nous accueillons des formes qui s’observent les unes les autres. C’est énorme pour un seul et même lieu ! Je le dis d’autant plus que maintenant je peux l’observer, alors qu’il y a quelques temps, je le rêvais. Le bilan du premier mandat a été salué par l’ensemble des partenaires. Après l’expérience de ces quatre premières années à la direction d’ICI—CCN, j’ai encore plus d’énergie, je suis maintenant au coeur du sujet.

 

Quels sont vos désirs au seuil de ce deuxième mandat ? Comment envisagez-vous d’articuler la fraîcheur d’un nouveau départ à la continuité d’une dynamique engagée les premières années ?
Il s’agit de multiplier les partenariats. ICI—CCN est un lieu, mais aussi une plateforme de rencontres, où se nouent des partenariats, à la fois sur le territoire proche et à l’international. Nous avons signé une convention triennale avec West Kowloon Cultural District Authority à Hong-Kong, l’un des plus importants équipements culturels construits ces dernières années. Je suis d’ailleurs fier d’inaugurer le premier théâtre de cet équipement par une conférence, un workshop, et une pièce (une programmation qui regroupe les trois aspects des activités artistiques que nous cultivons ICI). Par ailleurs, il était essentiel d’inscrire le CCN dans le paysage chorégraphique local, d’être attentif aux propositions des artistes implantés en région au même titre que des artistes internationaux. S’agissant de ce renouvellement, il me semble vital de rester en mouvement : structurer l’institution par le mouvement. Lors de ce premier mandat à la direction d’ICI, j’ai acquis une fine compréhension de ses ressources : l’équipe, la structure, le territoire, les partenaires. Autant de leviers d’un dynamisme commun, à mille lieux du volontarisme d’un projet écrit par un artiste. Je souhaitais oeuvrer pour un CCN à mon image, mais pas à mon nom ou à mon effigie. C’est en train de se réaliser : ICI est reconnu en tant que tel, par les activités et les pratiques qui y ont lieu et pas seulement par mes créations. Nous avons ce potentiel entre les mains. Ce n’est pas mon CCN, mais le nôtre, celui de tous ceux qui le fabriquent avec moi, y compris les publics.

 

Comment vivez-vous les différences de temporalité entre une création et le développement de ce projet institutionnel au long cours, rythmé par des cycles de trois ans ?
J’ai entamé un projet qui demande beaucoup de temps. Je sais qu’au terme de ce deuxième mandat, j’aurai atteint quelque chose, mais je serai encore loin d’avoir fini. La fameuse première qui inaugure toute création de spectacle vivant n’est pas encore en ligne de mire, je suis engagé dans des processus de création au quotidien. C’est un work in progress qui se cherche par sa fabrique et par l’exploration de ses possibles. Pourtant, même si les temporalités sont très différentes, cela reste très proche des activités créatives. Je continue donc à l’affirmer : le projet de direction pour un lieu de création artistique est un projet éminemment créatif.

 

Le début 2019 a été marqué par la création d’une maison. Que diriez-vous de cette nouvelle pièce, à l’aune des intentions et désirs initiaux, maintenant qu’elle a pris corps ?
Je pense que cette maison est beaucoup plus grande que je ne le pensais ! En étant désormais spectateur de la pièce que les danseurs sont en train de s’approprier, je peux le dire : il y a des pièces qui y étaient cachées. Je crois que je n’avais pas tout vu en réalisant cette création. Je suis également en train de la découvrir grâce aux réactions du public, son accueil est incroyable ! Ainsi le fond de l’affaire est en train d’apparaître véritablement. J’ai l’impression que cette maison se développe de l’intérieur et c’est paradoxal d’arriver à un tel constat en parlant d’architecture : rien n’a bougé, tout est écrit ! Il y a une ampleur qui est en train de s’affirmer, les systèmes de composition sont en train de disparaître au profit de la relation, de la rythmique. La pièce me regarde, commence à me demander des comptes. Je ne peux pas nier que cette pièce est marquée par quelque chose de très intime mais qui reste néanmoins à distance - une présence discrète sans prendre le dessus. Les systèmes de composition se sont complexifiés au service de multiples relations. Le vocabulaire est restreint, mais la grammaire s’est enrichie.

 

Le désir de rassemblement était présent dès le départ, sûrement en résonance avec vos nouvelles activités à la direction d’ICI— CCN - rassembler des modalités d’écriture de pièces plus anciennes, des personnes et collaborateurs, des pratiques. Quelles perspectives s’en dégagent désormais que la création d’une maison a vu le jour ?
La question de la mémoire me fait moins peur. Il y avait chez moi une volonté de ne jamais faire acte de mémoire : j’avais peur que cela puisse se confondre avec de la nostalgie. une maison accomplit cet acte de mémoire tout en me projetant dans le futur ! Opérer une plongée dans son histoire ce n’est pas regarder derrière soi, mais résolument devant : assumer pleinement le potentiel que je porte quand je suis au travail et quand je souhaite partager un avenir commun. Le renouvellement à la direction du CCN et cette création sont intimement liés. Ces deux expériences rouvrent des possibles. Elles expriment cette volonté de rassembler des actes artistiques et des rencontres dans des lieux et des temporalités éparses pour observer les dynamiques qu’elles engendrent. J’ai peut-être appelé cette création une maison parce que j’avais accès à un lieu : je voulais voir comment ce lieu pouvait être sur le terrain, voire être le terrain. Le dynamisme artistique et le dynamisme du projet ICI se rejoignent. Il y a des résonances qui ne sont pas fortuites : les réflexions qui ont été mises à l’épreuve pendant ce premier mandat pour installer le projet, comprendre de quoi il pouvait être fait... je suis dans cette dynamique d’observation de la question de la mémoire pour me projeter dans l’avenir. Ces deux expériences sont liées. Plus je le dis et plus je le pense, je sens cette résonance très forte. Une pièce de groupe est une partition globale que chacun doit intégrer. ICI—CCN est aussi une partition qui s’invente au jour le jour pour que chacun comprenne quelle est sa place dans le projet et pour que la composition advienne.

 

Comment envisagez-vous la suite après une pièce qui puise si loin ?
Il va falloir passer par une forme plus légère pour dégager de nouvelles pistes. une maison contient déjà beaucoup de choses. J’ai besoin de digérer cette aventure, je dois revenir à quelque chose de l’ordre du laboratoire, m’accorder des expériences, faire des pas de côté. J’ai ouvert quelque chose avec une maison et je dois maintenant comprendre de quoi il s’agit exactement et comment je m’y inscris. La tournée sera propice à ce type de réflexion. Six pièces vont tourner l’année prochaine. Il est intéressant de les mettre en perspective et d’observer ce qui se joue dans l’écart pour comprendre ce qui est à l’oeuvre dans l’instant présent. Je ressens en ce moment un attrait vers la matière, les matériaux - pourquoi pas un autre type de pratique ? La question de la fabrication pourrait prendre un autre sens pour moi. J’éprouve pour l’instant comme une sorte d’effet de compression. J’ai besoin de tenter des choses pour décortiquer et déployer certains passages de la pièce, comprendre de quoi ils sont réellement faits. Je la vois comme une chose atomique, dont il faudrait explorer les extensions.